Chapitre 4

Découvrez la nouvelle sauce salade Ubik,
un délice pour le palais.
Ni italienne ni française :
une saveur entièrement inédite et différente.
Comme les gourmets du monde entier,
sortez de votre routine en essayant Ubik !
Sans danger si l’on se conforme au mode d’emploi.

4

De retour à New York après son voyage au Moratorium des Frères Bien-Aimés, Glen Runciter atterrit dans une limousine électrique de location, impressionnante et silencieuse, sur le toit du bâtiment central de Runciter Associates. Une piste de descente l’amena rapidement à son bureau au cinquième étage. Et à 9 h 30 du matin, heure locale, il était assis dans son fauteuil tournant massif, à l’ancienne mode, en noyer et cuir véritables, derrière son bureau, en train de parler au vidphone au directeur de son service de relations publiques.

— Tamish, je reviens de Zurich où j’ai conféré avec Ella. (Il leva les yeux vers sa secrétaire qui venait d’entrer avec précaution, en refermant la porte derrière elle.) Qu’est-ce que c’est, Mrs Frick ? lui demanda-t-il.

La desséchée et craintive Mrs Frick, dont le visage gris était rehaussé de taches de fard, fit un geste d’excuse : elle était obligée de le déranger.

— Bon, Mrs Frick, dit-il patiemment. De quoi s’agit-il ?

— Une nouvelle cliente, Mr Runciter. J’ai pensé que vous désireriez la voir.

Elle semblait à la fois avancer vers lui et reculer, manœuvre difficile que seule Mrs Frick était capable de mener à bien. Il lui avait fallu cent ans de pratique pour y arriver.

— Dès que j’aurai fini, dit Runciter. Il continua dans le vidphone : Quelle est la fréquence actuelle de nos publicités TV sur la chaîne mondiale ? Toutes les trois heures ?

— Pas tout à fait, Mr Runciter. Nous en avons une toutes les trois heures sur les chaînes continentales. Mais les prix pour la chaîne mondiale sont…

— Je veux qu’elles passent toutes les heures, dit Runciter. Ella pense que ce serait mieux. (Durant son trajet de retour, il avait décidé quel était celui de leurs films publicitaires qu’il préférait.) Vous vous rappelez cet édit récent de la Cour Suprême selon lequel un mari peut assassiner légalement sa femme s’il fait la preuve qu’en aucune circonstance elle ne lui aurait accordé le divorce ?

— Oui, la prétendue loi de…

— Je me moque de son nom ; ce que je sais, c’est que nous avons basé une publicité là-dessus. Comment est-elle déjà ? J’ai essayé de m’en souvenir.

— On voit le mari qui comparaît devant un tribunal, dit Tamish. Il y a d’abord un plan du jury, puis du juge, puis une séquence où le mari est interrogé par l’avocat de l’accusation qui lui dit : « Il semblerait, monsieur, que votre femme… »

— Ça y est, j’y suis, dit Runciter avec satisfaction ; il avait lui-même collaboré à l’élaboration de ce film.

À son avis, c’était là une manifestation entre autres des aptitudes de son esprit aux multiples facettes.

— Néanmoins, dit Tamish, est-ce qu’on ne soupçonne pas que les Psis disparus sont employés, en groupe, par un organisme disposant de moyens massifs ? Considérant cette situation comme probable, peut-être devrions-nous plutôt donner la priorité à nos séquences d’information. Vous vous rappelez peut-être celle-ci, Mr Runciter ? On voit un mari qui rentre chez lui le soir à la fin de sa journée de travail. Il s’installe d’un air fatigué sur le canapé du living-room, puis il fronce les sourcils et dit à sa femme : « Bon sang, je me demande ce que j’ai qui ne va pas. De plus en plus souvent chaque jour, la moindre remarque au bureau me fait penser que quelqu’un lit dans mon esprit ! » Alors elle lui répond : « Si ça te tracasse, pourquoi ne contactes-tu pas le plus proche organisme de protection ? Ils mettront à notre disposition un neutraliseur pour un prix raisonnable, et tu te sentiras à nouveau toi-même ! » Et alors il a un grand sourire et il dit : « Ma parole, il me semble déjà que cette affreuse impression est en train de… »

Apparaissant à nouveau à la porte, Mrs Frick dit :

— S’il vous plaît, Mr Runciter.

Les verres de ses lunettes tremblaient. Il eut un hochement de tête.

— Nous en reparlerons plus tard, Tamish. En tout cas prévoyez dès maintenant une diffusion toutes les heures, comme je vous l’ai dit. (Il raccrocha et observa Mrs Frick en silence.) Je suis allé en Suisse, poursuivit-il, et j’ai fait réveiller Ella, pour obtenir ce renseignement, ce conseil.

— Mr. Runciter est libre, miss Wirt.

Sa secrétaire s’écarta et une femme replète pénétra dans le bureau. Sa tête pareille à un ballon de basket oscillait ; son corps rond se propulsait en avant en paraissant rouler sur lui-même. Elle gagna un siège et s’y assit, ses jambes étroites ballantes. Elle portait un manteau de soie d’araignée passé de mode qui la faisait ressembler à une chenille enroulée dans un cocon qu’elle n’a pas filé elle-même ; elle avait l’air d’y être enveloppée. En tout cas elle souriait et paraissait à l’aise. Un peu plus de quarante-cinq ans, décida Runciter. Très éloignée déjà de l’âge où elle avait été svelte, si toutefois il y en avait eu un.

— Ah ! miss Wirt, fit-il. Je ne peux pas vous accorder beaucoup de temps, aussi venons-en au fait. Quel est votre problème ?

D’une voix sucrée, joviale, incongrue, miss Wirt déclara :

— Nous avons quelques ennuis avec les télépathes. Du moins nous le pensons sans avoir de certitude. Nous avons nous-mêmes à notre service un télépathe dont le rôle est de circuler parmi nos employés. S’il perçoit la présence de Psis – télépathes ou précogs, n’importe quelle catégorie – il doit en avertir… (Elle lança à Runciter un regard vif)… mon patron. À la fin de la semaine dernière, il a fait un rapport en ce sens. Nous avons eu sous les yeux une étude établie par une agence privée, à propos des capacités des divers organismes de protection. C’est votre maison qui vient en tête.

— Je sais, dit Runciter. (Il avait vu cette étude. Elle ne lui avait rien rapporté, sinon du travail en plus. Et maintenant cette nouvelle affaire.) Combien de télépathes, demanda-t-il, votre homme a-t-il repérés ? Plus d’un ?

— Au moins deux.

— Peut-être plus ?

— Peut-être, dit miss Wirt en hochant la tête.

— Voici comment nous procédons, dit Runciter. D’abord nous mesurons objectivement le champ psi, afin de savoir à quoi nous avons affaire. Cela prend généralement d’une semaine à dix jours, selon les…

— Mon patron, interrompit miss Wirt, désire que vous mettiez immédiatement vos neutraliseurs à l’œuvre, sans perdre de temps à faire des tests au surplus onéreux.

— Nous ne saurions pas combien de neutraliseurs il faudrait. Ni quelle sorte. Ni à quel endroit les placer. Pour désamorcer une opération psi, il faut observer des règles bien précises ; nous n’avons pas de baguette magique ou de bombe de gaz toxiques dans un coin. Nous devons lutter contre les gens de Hollis à l’échelon individuel, chaque anti-pouvoir contrebalançant tel pouvoir particulier. Si Hollis s’est infiltré dans votre entreprise, il a opéré de la même façon, à raison d’un Psi à la fois. L’un pénètre dans le service du personnel, puis il permet à un autre de s’introduire ; ce dernier s’immisce dans un autre service, le noyaute, fait venir un autre de ses collègues… et ainsi de suite pendant des mois. Nous ne pouvons démanteler une construction aussi minutieuse en vingt-quatre heures. L’activité des Psis est comme une mosaïque ; ils ne peuvent se permettre d’être impatients, et nous non plus.

— Mon patron, dit miss Wirt d’une voix gaie, est impatient.

— Je vais lui parler, dit Runciter en saisissant le vidphone. Qui est-ce et quel est son numéro ?

— Vous devez traiter avec moi.

— Je ne traiterai peut-être rien du tout. Pourquoi ne voulez-vous pas me dire qui vous représentez ?

Il pressa un bouton dissimulé sous son bureau, afin de faire venir sa télépathe attachée à la maison, Nina Freede, dans la pièce à côté, où elle pourrait sonder les pensées de miss Wirt. Je ne peux pas travailler avec ces gens, se dit-il, si je ne sais pas qui ils sont. Pour ce que j’en sais, ce pourrait être aussi bien Ray Hollis lui-même essayant de s’attacher mes services.

— Vous avez trop de préjugés, dit miss Wirt. Nous tenons à une seule chose, c’est à ce qu’on aille vite. Et nous nous adressons à vous parce que nous y sommes obligés. Je ne peux vous dire que ceci : l’entreprise qui nous appartient et qu’ils ont envahie ne se trouve pas sur Terre. Elle représente, aussi bien par les possibilités que par le chiffre des investissements, notre projet majeur. Mon patron y a placé tous ses capitaux disponibles. Personne en principe n’est au courant de son existence. C’est pourquoi la présence de télépathes sur place nous a causé un choc d’autant plus grand…

— Excusez-moi, dit Runciter en se levant et en allant vers la porte du bureau contigu. Il faut que je voie combien nous avons de personnes disponibles pour cette affaire. (Il referma la porte derrière lui et trouva dans la pièce à côté Nina Freede, en train de fumer une cigarette tout en se concentrant.) Découvrez pour qui elle travaille, lui dit-il. Et ensuite jusqu’à quel prix ils iront. Nous avons trente-huit neutraliseurs inactifs, réfléchit-il. Nous pouvons peut-être les mettre presque tous là-dessus. Il se peut que j’aie enfin trouvé à quoi sont occupées toutes les grosses têtes de Hollis. Toute leur sale mafia.

Il revint dans son bureau et se rassit à sa place.

— Si des télépathes se sont infiltrés dans votre entreprise, dit-il à miss Wirt, les mains jointes devant lui, vous devez accepter les faits : cela prouve qu’elle ne constitue plus un secret. Même sans tenir compte des informations techniques qu’ils auraient pu rassembler. Alors pourquoi ne pas me dire franchement en quoi consiste ce projet ?

Avec hésitation miss Wirt répondit :

— Parce que je l’ignore moi-même.

— Et vous ne savez pas non plus où il a lieu ?

— Non, dit-elle en secouant la tête.

— Savez-vous qui est votre patron ? demanda Runciter.

— Je suis employée par une firme auxiliaire dont il a le contrôle financier ; je connais mon patron direct, qui s’appelle Mr Shepard Howard, mais on ne m’a jamais dit qui il représentait.

— Si nous vous fournissons les neutraliseurs dont vous avez besoin, saurons-nous où ils sont expédiés ?

— Probablement pas.

— Et s’ils ne reviennent jamais ?

— Pourquoi ça ? Ils reviendront après avoir décontaminé notre entreprise.

— Les hommes de Hollis, dit Runciter, ont la réputation de tuer les neutraliseurs envoyés pour les nullifier. J’ai la responsabilité de mes collaborateurs et je dois veiller à ce qu’ils soient protégés ; cela m’est impossible si je ne sais pas où ils se trouvent.

Le microrécepteur dissimulé dans son oreille gauche bourdonna et il entendit la voix faible et mesurée de Nina Freede, audible pour lui seul. « Miss Wirt représente Stanton Mick. Elle est son adjointe confidentielle. Il n’existe aucun personnage du nom de Shepard Howard. Le projet dont il est question est situé essentiellement sur la Lune ; il est relié à Techprise, l’installation de recherche de Mick, dont les actions majoritaires sont établies au nom de miss Wirt. Elle ne connaît aucun détail technique ; Mr Mick ne lui transmet aucun rapport, aucune courbe de progression ou évaluation scientifique, et elle en est profondément mortifiée. Auprès de l’état-major de Mick, toutefois, elle a recueilli suffisamment de renseignements pour se faire une idée générale du projet. À supposer que ces détails communiqués par des tiers soient exacts, le projet lunaire concernerait un système de propulsion interstellaire nouveau, radical et bon marché, permettant d’approcher la vitesse de la lumière, et dont la formule pourrait être concédée à tout groupe politique ou ethnique ayant assez de moyens. L’idée de Mick semble être que ce système de propulsion rendra possible la colonisation de masse, au lieu qu’elle reste un monopole des gouvernements. »

Nina Freede interrompit la communication et Runciter s’appuya au dossier de son fauteuil pour réfléchir.

— À quoi pensez-vous ? demanda miss Wirt d’un ton enjoué.

— Je me demande, dit Runciter, si vous êtes en mesure de vous offrir nos services. En l’absence de tout test, je ne peux qu’estimer le nombre des neutraliseurs requis… mais il n’est pas impossible qu’il se monte à une quarantaine.

Il déclarait cela tout en sachant que Stanton Mick pouvait se payer – ou amener quelqu’un d’autre à lui payer – un nombre illimité de neutraliseurs.

— Une quarantaine, dit en écho miss Wirt. Hmm. C’est assez élevé.

— Plus nous en emploierons, plus vite le travail sera exécuté. Puisque vous êtes pressée, nous les enverrons tous à la fois. Si vous êtes autorisée à signer un contrat au nom de votre employeur… (Il pointa le doigt vers elle mais elle ne cilla pas.) et si vous pouvez verser dès maintenant une provision, il ne nous faudra sans doute pas plus de trois jours pour mener cette affaire à bien.

Il l’observa, attendant sa réaction. Le microrécepteur résonna à nouveau à son oreille : « En tant que propriétaire de Techprise, elle a toute latitude d’agir, jusqu’à concurrence d’une somme correspondant au capital total de la firme. Elle est en train de calculer en ce moment quel montant cela représente, en convertissant les actions au cours du jour. » Un temps d’arrêt. « Elle aboutit à plusieurs millions de poscreds. Mais elle n’a pas envie de s’engager ; elle n’aime pas l’idée de prendre elle-même la décision pour le contrat et la provision. Elle préférerait que ce soit les conseils juridiques de Mick qui s’en occupent, même si cela doit entraîner quelques jours de retard. »

Mais ils sont pressés, réfléchit Runciter. Ou tout au moins ils le disent.

Le microrécepteur reprit : « Elle a l’intuition que vous savez – ou que vous avez deviné – qui elle représente. Et elle craint que vous n’éleviez vos tarifs en conséquence. Mick sait quelle réputation il a. Il se considère comme l’homme le plus exploité du monde. Il négocie donc de cette manière : par un intermédiaire ou en se servant d’une filiale comme façade. D’un autre côté, ils ont besoin du plus grand nombre possible de neutraliseurs. Et ils sont résignés à ce que ça puisse coûter très cher. »

— Quarante neutraliseurs, dit Runciter d’un ton tranquille (Il se mit à griffonner sur un bloc posé sur le bureau.) Voyons voir. Six multiplié par cinquante multiplié par trois. Le tout multiplié par quarante.

Miss Wirt, arborant toujours son sourire étincelant, attendait dans un état de tension visible.

— Je me demande, murmura-t-il, qui paie Hollis pour venir contrarier votre projet.

— Ça n’a pas grande importance, remarqua miss Wirt. Ce qui compte, c’est qu’ils sont installés là-bas.

— Quelquefois on ne remonte jamais à la source, dit Runciter. Mais enfin, c’est comme quand on a sa cuisine envahie par des fourmis. On ne cherche pas à savoir pourquoi elles sont là ; on entreprend simplement de les mettre dehors.

Il avait terminé ses calculs et avait chiffré le coût de l’opération. La somme était énorme.

 

— Il faut que… j’y réfléchisse, dit miss Wirt. (Elle leva les yeux de la feuille où était inscrit le montant exorbitant et se mit debout.) Y a-t-il quelque part un bureau où je puisse être seule ? Et si possible vidphoner à Mr Howard ?

Runciter, se levant aussi, déclara :

— Il est rare qu’un organisme comme le nôtre ait autant de neutraliseurs disponibles à la fois. Si vous attendez, vous laisserez échapper l’occasion. Vous auriez donc intérêt à ne pas hésiter.

— Et vous pensez vraiment qu’il en faut un aussi grand nombre ?

La prenant par le bras, il la fit sortir du bureau et la conduisit le long du couloir, jusqu’à la chambre des cartes.

— Vous voyez ici, lui dit-il, la localisation de nos neutraliseurs et de ceux des autres organismes de protection. Nous essayons en plus de repérer les emplacements où se trouvent tous les Psis de Hollis. (Il compta systématiquement tous les signaux d’identification qui avaient été retirés et termina par le dernier d’entre eux : celui de S. Dole Melipone.) Je sais maintenant où ils sont, dit-il à miss Wirt qui avait cessé de sourire en comprenant ce que voulaient dire les signaux qui n’avaient plus d’emplacement. (Il prit sa main moite et déposa dans la paume le signal de Melipone en refermant les doigts par-dessus.) Vous pouvez rester ici pour réfléchir, fit-il. Il y a un vidphone par là. (Il eut un geste pour le désigner.) Personne ne vous dérangera. Je serai dans mon bureau.

Il quitta la chambre des cartes en pensant : Je ne suis pas vraiment sûr que tous les Psis disparus soient là-bas. En tout cas c’est une possibilité. Mais Stanton Mick avait écarté les tests qui auraient permis d’aboutir à des conclusions objectives. Après tout, tant pis pour lui si cela lui mettait sur les bras des neutraliseurs dont il n’avait pas besoin. Légalement parlant, Runciter Associates devait informer la Société que plusieurs des Psis manquants – sinon tous – avaient été retrouvés. Mais il disposait de cinq jours pour faire cette notification… et il décida d’attendre le dernier jour. Une affaire pareille, songea-t-il, ça ne vous arrive qu’une fois dans la vie.

— Mrs Frick, dit-il en entrant dans le bureau de sa secrétaire. Tapez-moi un contrat de travail mentionnant que quarante…

Il s’interrompit. De l’autre côté de la pièce deux personnes étaient assises. L’homme, Joe Chip, avait l’air hagard, en proie à la gueule de bois, et plus renfrogné que d’habitude… bref son air courant si l’on exceptait la mine renfrognée. Mais à côté de lui était installée une fille aux longues jambes, avec des cheveux noirs et brillants qui lui tombaient sur les épaules et des yeux de même couleur ; sa beauté intense et concentrée illuminait ce recoin du bureau, comme si elle y eût fait naître une flamme dense et sourde. On aurait dit, pensait-il, qu’elle se refusait à séduire, qu’elle détestait et méprisait la douceur de sa peau, la sensualité de ses lèvres sombres et gonflées. Elle avait l’air, se dit-il, de sortir du lit. Toute chiffonnée. En colère contre le jour – et en fait contre tous les autres jours.

Se dirigeant vers eux, Runciter dit :

— Je suppose que G.G. est rentré de Topeka.

— Voici Pat, dit Joe Chip. Pas de nom de famille.

Il désigna Runciter puis soupira. Il y avait toujours en lui quelque chose de vaincu, et pourtant, en profondeur, il semblait ne pas avoir renoncé. Derrière la résignation subsistait vaguement une sorte d’impulsion vitale éparse ; Runciter avait parfois l’impression que Joe feignait seulement d’être réduit au dernier degré de l’abattement moral… il lui manquait une certaine authenticité.

— Vous êtes une anti-quoi ? demanda-t-il à la fille qui restait vautrée sur son siège, les jambes allongées.

— Ma spécialité est l’anti-kétogenèse, murmura la fille.

— Ce qui signifie quoi ?

— La protection contre la kétose, dit la fille d’un air absent. Comme par l’administration de glucose.

— Expliquez-vous, dit Runciter à Joe.

— Donnez à Mr Runciter votre feuille de tests, dit Joe à la fille.

Se redressant, la fille fouilla dans son sac et en sortit une des feuilles jaunes qu’utilisait Joe. Elle la déplia, y jeta un coup d’œil et la passa à Runciter.

— Résultats étonnants, dit Runciter. Elle est bonne à ce point ? demanda-t-il à Joe.

Puis il vit les deux croix soulignées, symbole graphique accusateur – signe de perfidie et de traîtrise.

— C’est le meilleur sujet que j’aie jamais rencontré, répondit Joe.

— Venez dans mon bureau, dit Runciter à la fille ; il marcha devant et tous deux le suivirent.

La grasse miss Wirt, hors d’haleine, apparut soudain en roulant des yeux.

— J’ai appelé Mr Howard, fit-elle savoir à Runciter. Il m’a donné des instructions. (Elle aperçut alors Joe Chip et la fille nommée Pat ; elle hésita un instant puis reprit avec volubilité :) Mr Howard aimerait que l’arrangement soit conclu dès maintenant. Donc si nous pouvions procéder aux formalités ? Je vous ai déjà mis au courant de l’urgence de la situation. (Elle eut un sourire éclatant et décidé.) Ça ne vous ennuie pas d’attendre ? demanda-t-elle à Joe et Pat. J’ai en train avec Mr Runciter une affaire de nature prioritaire.

En la regardant, Pat émit un petit rire de gorge méprisant.

— C’est vous qui devrez attendre, miss Wirt, dit Runciter. (Il se sentait effrayé ; il regarda Pat, puis Joe, et sa peur s’accrut.) Asseyez-vous, miss Wirt, poursuivit-il en lui indiquant un siège.

— Je peux vous dire exactement, Mr Runciter, le nombre de neutraliseurs qui nous est nécessaire, reprit miss Wirt, Mr Howard se sent en mesure de déterminer avec précision nos besoins et notre problème.

— Combien ? interrogea Runciter.

— Onze, dit miss Wirt.

— Nous signerons le contrat dans un moment, fit Runciter. Dès que je serai libre. (De sa grande main il guida en avant Joe et la fille et les introduisit dans son bureau ; il referma la porte derrière eux et s’assit.) Ils n’y arriveront jamais, dit-il à Joe. Pas avec onze. Ni quinze. Ni vingt. Surtout avec S. Dole Melipone opérant de l’autre côté. (Il ressentait de la fatigue en même temps que la peur.) Voici donc, je suppose, la recrue que G.G. a dépistée à Topeka ? Et vous pensez que nous devons l’engager ? G.G. et vous êtes tous les deux d’accord ? Eh bien nous la prenons, naturellement. (Je vais peut-être l’employer pour Mick, pensa-t-il. Faire d’elle l’une des onze.) Mais personne n’est encore arrivé à me dire, poursuivit-il, quels sont les pouvoirs psi qu’elle neutralise.

— Mrs Frick a dit que vous étiez allé à Zurich, dit Joe. Qu’a suggéré Ella ?

— D’augmenter la publicité, répondit Runciter. D’en passer toutes les heures à la TV. (Il dit dans l’interphone :) Mrs Frick, préparez un contrat d’engagement ; précisez le salaire de départ sur lequel nous sommes tombés d’accord avec le syndicat en décembre dernier ; précisez aussi…

— Quel est le salaire de départ ? demanda la fille nommée Pat, avec dans la voix une suspicion sardonique, à la fois vulgaire et enfantine.

Runciter l’observa.

— Je ne sais même pas ce que vous êtes capable de faire.

— Ça se rapporte à la précognition, Glen, dit Joe sur un ton mal assuré, mais d’une façon très spéciale.

Il ne se donna pas la peine d’en dire plus ; il semblait à bout, usé, comme une vieille pendule à piles de l’ancien temps.

— Est-elle prête à se mettre au travail ? demanda Runciter. Ou bien faut-il d’abord l’entraîner et la former ? Nous avons quarante neutraliseurs sur les bras et nous engageons encore quelqu’un ; enfin quarante moins onze, je suppose. Disons trente employés inoccupés, qui restent là à se tourner les pouces tout en touchant leur plein salaire. Je ne sais pas quoi faire, Joe ; je ne sais vraiment pas. Peut-être devrions-nous congédier nos éclaireurs. En tout cas je crois savoir où sont les Psis de Hollis. Je vous raconterai ça plus tard. (Il revint à l’interphone :) Précisez aussi que nous pouvons licencier cette personne sans préavis, sans indemnité ni compensation d’aucune sorte ; et qu’elle n’a pas droit, durant les quatre-vingt-dix premiers jours, à la sécurité sociale ni à l’assurance maladie. (Il s’adressa à Pat :) Le salaire de départ, dans n’importe quel cas, se monte à quatre cents poscreds par mois, pour vingt heures par semaine. Il vous faudra adhérer à un syndicat, le Syndicat des Mines, des Filatures et de la Métallurgie ; c’est celui avec lequel tous les organismes de protection ont signé une convention il y a trois ans. C’est là un domaine où je n’ai aucun contrôle.

— Je gagne plus, dit Pat, en m’occupant de l’entretien des lignes de vidphone au kibboutz de Topeka. Votre éclaireur, Mr Ashwood, disait que…

— Nos éclaireurs sont des menteurs, dit Runciter. En outre, nous ne sommes tenus légalement par aucun de leurs propos. C’est le cas dans tous les organismes de protection. (La porte du bureau s’ouvrit et Mrs Frick entra en une reptation indécise, tenant à la main le contrat.) Merci, Mrs Frick, fit Runciter en prenant les papiers. J’ai une femme de vingt ans en capsule cryonique, continua-t-il à l’adresse de Joe et de Pat. Une jolie femme qui, quand elle me parle, se fait mettre à l’écart par une espèce de gamin bizarre nommé Jory, et alors c’est lui qui parle à sa place. Ella congelée dans sa semi-vie et en train de s’affaiblir… et cette vieille peau qui me sert de secrétaire et que je dois regarder toute la journée.

Il observa la fille qui s’appelait Pat, ses épais cheveux noirs, sa bouche sensuelle ; il sentait monter en lui des désirs tristes, des besoins nébuleux et sans raison qui ne menaient à rien, qui revenaient à lui en restant vides, après avoir décrit un cercle géométriquement parfait.

— Je signe, dit Pat, et elle tendit la main vers le stylo posé sur le bureau.